Lesinio
2020-10-09 ⋅ 19 min read

1 milliard d'êtres humains en 2100 ?

Depuis un peu plus d'un an une information est diffusée sur de nombreux sites, les réseaux sociaux et lors d'interviews à la télévision.

Le changement climatique entraînerait un bouleversement tel que la Terre ne pourrait accueillir plus qu'un milliard, voire 500 millions, d'humains en 2100 si le scénario business as usual du GIEC se poursuivait.

Avec cette recherche on retrouve quelques sites ayant diffusé cette information.

On remarque notamment des reprises par des sites anglo saxons populaires traitant du changement climatique :

Ainsi qu'en France par :

Modification (14 octobre 2020) : Suite à notre sollicitation, Resistance climatique a indiqué qu'ils allaient corriger le guide INVBC prochainement.

  • La fresque du climat dans une interview sur BFMTV :

D'où vient cette information ?

Cette information provient d' un article du Guardian dont voici un extrait :

From 2030, more than half the population will live in the tropics, an area that makes up a third of the planet and already struggles with climate impacts. Yet by 2100, most of the low and mid latitudes will be uninhabitable because of heat stress or drought; despite stronger precipitation, the hotter soils will lead to faster evaporation and most populations will struggle for fresh water. We will have to live on a smaller land surface with a larger population.

Indeed, the consequences of a 4C warmer world are so terrifying that most scientists would rather not contemplate them, let alone work out a survival strategy.

Rockström doesn’t like our chances. “It’s difficult to see how we could accommodate a billion people or maybe even half of that,” he says. “There will be a rich minority of people who survive with modern lifestyles, no doubt, but it will be a turbulent, conflict-ridden world.”

Johan Rockström est directeur du Potsdam Institute for Climate Impact Research en Allemagne et professeur internationalement reconnu sur les problématiques climatiques.

Une information solide ?

Tout porte à croire que cette information venant d'un éminent scientifique est fiable. Sauf que..

En réalité, cette information a été corrigée par le Guardian.

Il s’agissait en fait d’une erreur du journaliste qui a confondu “a” et “eight” :

This article was amended on 28 November 2019. Due to an apparent misunderstanding, the quotation “It’s difficult to see how we could accommodate eight billion people or maybe even half of that” was originally published as “It’s difficult to see how we could accommodate a billion people or even half of that.”

En effet si on regarde l'archive web de l'article en date du 20 novembre 2019 donc juste avant la correction par le Guardian, on retrouve bien cette erreur.

Il semblerait que ce soit Michael Shellenberger qui ait remarqué cette erreur en demandant confirmation à Rockström, comme il l'explique dans cet article du 4 décembre 2019 :

To get to the bottom of the “billions will die” claim, I interviewed Rockström by phone. He told me that the Guardian reporter had misunderstood him and that he had said, “It’s difficult to see how we could accommodate eight billion people or even half of that,” not “a billion people.” Rockström said he had not seen the misquote until I emailed him, and that he had requested a correction, which the Guardian made last Thursday. Even so, Rockström stood by his prediction of four billion deaths.”

Note: Concernant Michael Shellenberger, évitons les attaques ad hominem, le personnage étant controversé. La seule pertinence de le citer ici est qu'il est a priori à l'origine de la correction de l'erreur.

La reprise à la télévision britannique

Cette simple erreur de retranscription oral/écrit a eu un certain retentissement, à l'origine surtout chez nos amis britanniques, notamment car elle a été reprise par des membres d’Extinction Rebellion sur la BBC à deux reprises.

  • Une fois par Roger Hallam (août 2019)

  • Et une autre fois par Sarah Lunnon (par suggestion de la journaliste) (octobre 2019)

Une fois la correction effectuée par le Guardian et ces interviews parues à la BBC, les partisans de l'écomodernisme tel que le Breakthrough Institute et Environmental Progress se sont alors jetés sur l’occasion pour essayer de discréditer les fondations scientifiques d’Extinction Rebellion. Cet épisode est bien rapporté dans cet article d’Extinction Rebellion.

Pour résumer, une petite erreur journalistique a été reprise abondamment et continue aujourd'hui à forger une certaine vision des impacts du changement climatique.

Quelles leçons en tirer ?

  • Est-ce que la planète va mieux qu'on le pensait et il n'y a vraiment pas de quoi s’inquiéter ?
  • Est-ce que les revendications d'Extinction Rebellion ne sont pas fondées scientifiquement ?
  • Peut-on faire confiance aux scientifiques travaillant sur le changement climatique ?

1/ Rappel : Le changement climatique est une réalité scientifique

  • Voir les rapports du GIEC. Notamment le résumé à l’intention des décideurs du dernier rapport de synthèse, en anglais ou en français. Et les innombrables ressources sur internet.
  • L’environnement qui attend l’humanité dans un scénario tel que celui du Business as usual (RCP 8.5) est apocalyptique, une simple publication scientifique pour soutenir ceci : Global risk of deadly heat (ou sur SciHub si vous n'avez pas d'accès à Nature)

Et notamment cette figure qui montre le nombre de jours létaux pour l'Homme dans les conditions de température et d’humidité de l'air (comprendre des jours pendant lesquels un nombre significatif de personnes meurent du fait de vagues de chaleur intenses) historiquement et à l'horizon 2100 dans un scénario RCP 8.5.

Number of days per year above lethal threshold historically
Number of days per year above lethal threshold historically
Number of days per year above deadly threshold in 2100 in scenario RCP 8.5
Number of days per year above deadly threshold in 2100 in scenario RCP 8.5

Cette figure nous montre qu'environ 30% de la population mondiale est actuellement exposée à plus de 20 jours par an à des vagues de chaleur intenses (relatives à l'humidité) provoquant une surmortalité.

Et qu'à l'horizon 2100, si rien n'est fait pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, se sera 74% de la population mondiale qui sera exposée à de tels conditions climatiques. Plus précisément, les moyennes latitudes (40° nord ou sud, comme New-York ou Paris) subiront ces conditions 60 jours par an, contre presque l'année entière dans les régions tropicales humides.

Des milliards de personnes vivront donc presque toute l'année dans des conditions de températures et d'humidité caniculaires intenses provoquant une surmortalité.

Sans tenir compte donc des baisses de rendement agricoles, qui méritent d’être mieux étudiées, même si abordées par l'un des derniers rapports spéciaux du GIEC, combien y aura-t-il de morts et de réfugiés climatiques ?

Difficile à prédire.

2/ Johan Rockström a partagé son sentiment d'expert

Johan Rockström a partagé au Guardian son sentiment en tant qu’expert du climat, que la Terre ne devrait être capable d’accueillir que 4 à 8 milliards d’habitants dans ces conditions. Mais il faut bien distinguer cette déclaration subjective, même si venant d'un expert, des rapports du GIEC qui font office de consensus scientifique. Il y a déjà bien assez à s’inquiéter avec ces rapports, sans avoir besoin de recourir à des arguments d'autorité.

3/ Les erreurs journalistiques

Faisons attention aux chiffres, tous les chiffres, mais spécialement ceux dont l’ordre de grandeur paraît en décalage avec ceux que nous avons déjà en tête. Vérifions l’information. Vérifions en l'origine scientifique, au sens de publication scientifique revue par les pairs.

Dans le cas qui nous intéresse ici, la source d’information était un article de blog qui a repris une information citée par quelqu’un dans une émission de télévision qui lui même l’a repris d'une interview dans un journal grand public ...

4/ Visitons les sites de fact checking

Enfin, visitons les sites de vérification de l'information ayant une grande rigueur scientifique tels que Climate Feedback, qui avait debunké cette info bien avant qu’elle n’ait été corrigée par le Guardian.

Un autre excellent site de fact checking est Climate Tipping Points (avec une traduction en français par Loïc Giaccone).

Conclusion

Une simple erreur humaine de retranscription oral/écrit, dans un journal à forte audience, des propos d'une personne faisant autorité dans un domaine peut avoir une répercussion énorme à l'ère d'internet et des réseaux sociaux.

Il se peut que cette erreur ait modelé en profondeur la représentation mentale que beaucoup se font du monde en 2100 dans un scénario RCP 8.5.

Et ce serait bien normal. En effet nous n'imaginons pas du tout le même monde avec une population soutenable d'1 milliard d'individus ou avec celle-ci se situant quelque part entre 4 et 8 milliards d'individus.

Il est important de garder une grande rigueur scientifique, non pas seulement de la part des producteurs de connaissance (les scientifiques), non pas seulement de la part des journalistes, dont c'est le métier de relayer l'information, mais également de la part de chaque citoyen qui se voit donner le même pouvoir que chaque journaliste avec les réseaux sociaux et leur énorme pouvoir de propagation de l'information.

Car la rigueur scientifique est la meilleure arme et le meilleur bouclier que possède la lutte contre le changement climatique. Si nous ne la gardons pas, que nous baissons notre garde, nous risquons de le payer très cher. Car nos détracteurs ne manqueront pas une occasion nous mettre une flèche en plein coeur.


Merci à Loïc Giaccone pour sa relecture de l'article et ses suggestions de correction.


Dernière modification: 7 novembre 2020